| Sujet: L'Euphorie de la Mort - Nouvelle Jeu 10 Sep - 14:58 Bonjour tout le monde o/ Je partage cette nouvelle avec vous que j'avais écrite à l'occasion du concours d'écriture du Crous de 2012-2013, qui avait pour thème les Masques. Enjoy et n'hésitez pas à commenter et donner vos avis !
L'Euphorie de la Mort
L'air est vicié. Ou vicieux. Cela fait des années qu'on ne sait plus lequel des deux qualifie le mieux les particules statiques qu'on ne peut plus respirer. Depuis le dernier grand conflit... Non, on ne peut pas en parler, c'est interdit. Enfin, « déconseillé » est un terme plus apprécié. Tout comme il est déconseillé de sortir pour exposer ses poumons à l'air, pour ne pas en mourir. Et comme personne n'apprécie de mourir, on n'en parle plus.
Il scrute le ciel noir et froid au dessus de lui, accompagné d'un grincement lancinant. Ses mains sont posées sur le métal glacé des chaînes alors qu'il se balance d'avant en arrière. Le bois craque un peu sous son poids. Il a dû pourrir, abandonné qu'il était, aux yeux du terrain laissé en friche. Le parc est abandonné depuis longtemps maintenant. Il pose son regard alentour, et il est seul. Plus personne ne vient ici. Pourtant il se souvient encore du temps de sa jeunesse, de l'herbe verte, du sable doré pour éviter que l'on se blesse. Des rires et des cris d'enfants ; de ses rires et de ses cris d'enfant. Il se souvient des aventures folles dans la cabane rouge, cachée sous les jeux, quand il courrait à grandes foulées pour aller se réfugier derrière la butte un peu plus loin, au risque de se perdre dans les orties en contre-bas. Les chutes qui rythmaient leurs équipées depuis la petite hauteur du tourniquet jaune et bleu, la vive douleur que cela provoquait, et le carmin qui perlait des égratignures. Les fous rires complices incontrôlables. Il se souvient de leur premier baiser, après avoir trop bu. Puis du contact moite de sa peau, de l'odeur salée de la transpiration. Les étoiles, les cigales et l'herbe sèche pour seuls témoins. Le grincement cesse, il n'y a plus un bruit. Comme si la vie s'était soudainement envolée. Il tremble, ses épaules se soulèvent avec irrégularité. Il se plie en deux, pose ses mains à l'arrière de son crâne et tire sur ses cheveux, malgré l’étau qui le gêne. Le sol semble être devenu la seule chose qu'il puisse regarder encore, alors qu'il est secoué par des convulsions plus ou moins maîtrisées. Mais on ne l'entend pas. On n'entend rien derrière ces fichus masques.
On ne montre plus les visages de ceux qui ont retiré leurs masques à gaz aux informations. On ne leur rend plus cet ultime hommage. Non pas parce qu'ils se sont donné la mort, mais parce que leurs faciès portent le masque de ce que plus personne ne connaîtra jamais. Alors on ne les montre plus pour ne pas donner des idées à d'autres. Pourtant ce sont là les dernières traces de son existence. Parce que maintenant, on ne voit plus les visages des autres. Pas même les yeux. On n'arrive pas à se distinguer, sous un masque. On a du mal à communiquer, sous un masque. Tous égaux, sous un masque. On est devenus des anonymes. Et sans nous-même, on n'a plus rien. On n'a plus de grande cause à défendre, plus de grandes amitiés à partager, plus de grand amour à protéger. On a tout perdu. Ou tous perdu.
Il s'est calmé. Il a le visage levé sur un ciel limité. Le monde n'est plus le même, tout a changé. Et il pensait s'y faire une raison. Mais ça n'est jamais arrivé. Depuis que les gaz se sont répandus, il ne voit plus ce qui l'entoure comme avant. Et même s'il ne voulait, il ne le pourrait pas. Si on voulait survivre, il fallait porter un masque à travers lequel le monde extérieur semblait inaccessible. Un masque qui ne protégeait personne. Du moins, ça ne l'avait pas protégée elle. C'était sans doute même ce qui l'avait tuée. « Ce sont des choses qui arrivent. » « Toutes mes condoléances. » « Je suis désolé pour vous. » Désolé de quoi, au juste ? Qu'elle ait choisi de mourir plutôt que de vivre l'horreur quotidienne que c'était de ne plus voir le soleil ? De ne plus être aveugle face à chacun ? Il n'y a plus de vent et rien ne bouge. Durant une seconde, lui-même s'arrête. Il cesse de respirer, le temps d' un très court instant. Il est suspendu, comme la balançoire sur laquelle il a pris place. Et c'est comme ça depuis de très longues années maintenant. Dans le reflet des lunettes de son masque, les nuages lourds continuent d'avancer. C'était lui qui l'avait trouvée, ce jour là. Il était rentré comme tous les soirs de sa recherche de travail, sans succès. Il avait ouvert la porte, l'avait claquée derrière lui et s'était défait de ses affaires. Il avait d'abord cherché dans le salon, sans la trouver, puis dans la cuisine qui ne leur servait plus. Aucune trace d'elle. Alors il avait monté les escaliers, il la découvrirait sans doute dans la chambre, ou dans la salle de bain. Il était arrivé à l'étage. Sur le sol se trouvaient des pétales blancs de lys. Il se pencha pour en ramasser un. Il aurait presque oublié à quoi ça ressemblait. La texture sous ses doigts était d'une familiarité déconcertante, alors même qu'il n'avait plus été en contact avec une fleur depuis longtemps. Il se redressa, le pétale toujours entre les doigts, et suivit la trace laissée par les fleurs jusqu'à la porte de la chambre. C'était tout à la fois étrange et quelque peu familier, sans qu'il ne sache pourquoi. Il s'arrêta un instant. Les pétales avaient envahi la pièce, reflétant le peu de lumière qui y pénétrait pour l'intensifier. Étendue sur le lit, elle était là. Et on aurait pu penser qu'elle dormait. Si ce n'avait été l'absence de masque, et donc de souffle. La question de savoir si elle était encore en vie ne se posait pas. Il n'avait qu'à la regarder pour savoir, le sourire étalé sur son visage répondant à toutes les interrogations du monde. Il s'était approché, avait pris son pouls tout de même, pour s'assurer, et était resté là, assit sur le lit à ses côtés, tête baissée vers elle. Ses yeux hypnotisés par son sourire de pur bonheur, de soulagement intense. La dernière fois qu'il avait vu ça, c'était à la télévision. Qu'il l'avait eu en face de lui, c'était avant la guerre. Et ça lui avait tellement manqué qu'il n'arrivait pas à être triste, à réaliser qu'elle était morte. Parce qu'elle lui semblait en cet instant plus vivante que jamais. Sa poitrine se soulève alors qu'il prend une profonde inspiration. Ses mains se glissent à l'arrière de son crâne, et il défait lentement les attaches. Le masque tombe. Il donne une impulsion sur le sol, puis une autre, et encore une autre, et le grincement reprend alors qu'il monte encore et toujours plus haut.
On ne peut pas vivre sans interagir avec les autres. On doit pouvoir parler, on doit pouvoir sourire franchement, sans avoir à se cacher. Mais maintenant qu'on ne le peut plus, alors il est devenu insupportable de vivre. On n'est pas des animaux, pas plus qu'on n'est des machines, et petit à petit, tout le monde commence à se dire qu'il vaut mieux mourir que de faire semblant d'être heureux. Que comme ça, le dernier souvenir qu'on aura d'eux, ça sera cet ultime sourire. Il paraît que celui-ci est créé uniquement par les composants polluant l'air. Mais personne n'y croit plus vraiment. Pour tous, c'est la joie de la délivrance. Au final, c'est sans doute un peu des deux. Toujours est-il que lorsque quelqu'un se laisse mourir par asphyxie, dans cette atmosphère, il se laisse emporter le sourire aux lèvres.
Sous lui, le sol défile à mesure qu'il se balance. Et à chaque fois qu'il redescend pour remonter, les choses changent autour de lui. Les nuages disparaissent en fondant dans le ciel, l'herbe pousse à nouveau, les couleurs reviennent. Tout change et se transforme sous son regard émerveillé. Il donne une nouvelle impulsion pour monter encore plus haut. Le vent se lève, traverse le parc, et il s'ajoute à ses mouvements de balancier pour venir mettre un peu plus de désordre dans ses cheveux. Il ne pense plus à rien, il n'en a plus le besoin, maintenant. Il ne fait qu'admirer le décor et ses changements, cette beauté qui lui avait tant manqué sans qu'il ne s'en rende compte avant de la perdre. Il atteint le ciel à nouveau, l'embrasse du regard et redescend. Et là, devant lui, à quelques mètres, il la voit. Elle est là, à nouveau, comme dans leurs jeunes années. Exactement comme par le passé, comme si elle n'avait jamais changé. Alors il attend un peu, et puis dans une impulsion alors qu'il remonte, il saute. Il fait une longue courbe, et atterrit sur ses pieds. Il profite de l'élan pour courir jusqu'à elle. Il la prend dans ses bras, l'enlace, respire son odeur. Tout n'est plus qu'un mauvais rêve, et il rit comme avant avec elle. Heureux.
L'air est aussi vicieux que vicié. Il nous force à mettre un masque dont on ne veut pas. Puis il nous pousse à le retirer une fois qu'on n'en peut plus. Et après... C'est la fin.
La balançoire continue son mouvement quelques temps, celui qu'il faut pour qu'elle perde son élan.[/size] Il repose sur le sol, disgracieux. Son corps a roulé plus loin au moment de la chute, après qu'il ait lâché prise. Il a un bras coincé dans le dos à cause de son propre poids, et une de ses jambes fait un angle étrange, un peu pointu. Ses yeux sont ouverts et levés vers le ciel. Sur son visage repose un sourire béat.
C'est l'euphorie de la mort.
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| Sujet: Re: L'Euphorie de la Mort - Nouvelle Jeu 10 Sep - 18:58 Un mot: WAW *.*
L'idée est très originale, j'aime beaucoup la réflexion sous-jacente également! |